gravitéMigrationViolences conjugales

Qu’est-ce qu’une violence conjugale d’une certaine gravité ? Le cas des femmes migrantes

Auteurs : Emmanuel Escard, Catarina Pereira

Contexte

Si les violences conjugales, sous leurs différentes formes, sont répandues dans la population générale, elles le sont encore plus en fonction de facteurs individuels, relationnels, socio-économiques et culturels défavorables. L’OMS reconnaît même que dans certains pays, elles sont presque la règle ; les violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime pouvant affecter 40 à 50% des femmes au cours de leur vie.

Dans notre pratique clinique en faveur des victimes et de manière précoce dans leur prise en charge, nous avons l’habitude d’évaluer la gravité des situations selon certains critères et signaux d’alarme, ce qui nous permet d’encourager ou de déclencher des mesures de protection pour elles et leurs enfants.

Le fait de considérer leur exposition à la violence comme importante et/ou suffisamment grave permet aux victimes d’obtenir des droits et des prestations : par exemple d’être reconnue comme une victime LAVI, de pouvoir bénéficier d’une mesure d’éloignement administrative, pénale ou civile de l’auteur, d’obtenir l’octroi ou la prolongation d’une autorisation de séjour pour une victime migrante. Si dans certaines situations une probabilité suffisante qu’un délit ou un crime ait été commis suffit, dans d’autres il faudra des preuves que la situation perturbe gravement la victime et que les violences constituent une raison personnelle majeure de séparation.

L’établissement de rapports dans ce sens par des professionnel-le-s de la santé, en dehors de toutes expertises qui sont malheureusement rarement demandées, a toute son importance, encore faut-il qu’ils/elles soient bien formé-e-s et que ces rapports tiennent compte des données empiriques et des recherches à ce sujet. Les autorités judiciaires ou administratives, dont leurs représentant-e-s sont souvent peu formé-e-s dans ce domaine, doivent également en tenir compte.

Evaluation de la gravité

Dans l’état actuel des connaissances, le critère seul de traces physiques présentes pour attester de violences graves, d’une part ne suffit pas, et d’autre part n’est pas forcément nécessaire. Or, le problème est que l’essentiel de la formation est centré sur cette aptitude des médecins à rédiger un constat des lésions traumatiques ou d’agressions sexuelles…

Il est important, dans l’évaluation, d’approfondir les autres types de violences subies par la victime (violences psychologiques, sexuelles, économiques, cyberviolences…), leurs modalités (p.ex. non-accès à l’argent, empêchée de travailler en ce qui concerne les violences économiques, violences subies de la part des beaux-parents) ainsi que leur fréquence et intensité. Il faut s’attacher aux schémas de comportement de l’auteur, à l’expérience de la violence et aux conséquences sur la santé et le quotidien des victimes et des enfants qui sont exposés à la violence. Des situations de dénigrements, menaces, contrôle, stalking, manipulations répétées peuvent être très graves, et même amener la victime jusqu’au suicide.

Michael P. Johnson, dans les années 1990, a proposé de différencier le schéma dit de « intimate terrorism » de celui de « situational couple violence ». Quand on a affaire à un schéma global et durable d’emprise et de comportement de contrôle coercitif restreignant la liberté d’action de la victime et son autodétermination, la situation est grave même s’il n’y a pas de violences physiques. Dans les situations de violences « situationnelles », on ne peut toutefois pas exclure qu’elles soient graves notamment en fonction des conséquences et des répercussions des expériences de violence, de la vulnérabilité et de la manière dont la victime est en mesure de gérer le problème, alors qu’elle est confrontée à de nombreux obstacles (demande d’aide, divulgation des faits, changement possible, responsabilisation et autonomie).

Les séquelles directes de la violence physique sont certes à décrire, mais aussi les conséquences psychosomatiques, psychiques, sociales et familiales. Les perturbations et les contraintes dans la vie de la victime sont à détailler, alors qu’elle exprime le sentiment d’être prise au piège et dans l’impossibilité d’avoir une vie « normale », digne et honorable. Le Tribunal fédéral parle aussi de mise en danger de la personnalité des victimes avec une atteinte durable. L’atteinte au développement ou à l’intégrité des enfants est un critère de gravité et se retrouve fréquemment quand il y a des violences conjugales.

Chaque cas doit donc être soigneusement analysé, et finalement on peut se demander pourquoi les violences conjugales ne sont pas considérées comme graves d’emblée du moment qu’elles se répètent, jusqu’à preuve du contraire. Il faudrait alors parler de situations très graves quand il y a des « redflags » identifiés : violences apparues très rapidement parfois même avant la mariage,  intensification des violences, violences physiques sévères et fréquentes, viols conjugaux, menaces de mort ou de suicide, usage d’une arme, harcèlement et contrôle, non-respect des mesures d’éloignement, victime enceinte ou en situation de handicap, violences directes sur les enfants, décompensation psychiatrique et addictologique de l’auteur, problèmes socio-économiques majeurs…

Des grilles d’évaluation de la gravité des violences conjugales existent. Cependant, des méta-analyses ont démontré que l’évaluation par la victime du danger est aussi fiable que celle des méthodes utilisant ces grilles, à condition que les entretiens avec ces victimes soient réalisés par du personnel bien formé.

Le cas des migrantes victimes de violences conjugales

Une initiative parlementaire est actuellement en cours pour garantir la pratique des cas de rigueur en cas de violence domestique selon l’article 50 de la LEI (Loi sur les étrangers et l’intégration). La disposition entrée en vigueur en 2008 concerne le droit à la prolongation de l’autorisation de séjour en cas de dissolution de la famille, notamment lorsque le conjoint ou la conjointe est victime de violences domestiques. Elle ne concerne cependant pas les couples en concubinage, ni les couples avec un membre qui n’est pas suisse ou avec un permis C. La jurisprudence demande que ces violences aient une certaine intensité, et que l’auteur ait « infligé à la victime des mauvais traitements systématiques dans le but d’exercer un pouvoir et un contrôle ». Dans la pratique, ce régime d’exception, spécifique à la Suisse qui n’a pas ratifié la totalité de la Convention d’Istanbul, ne s’applique que s’il y a des preuves suffisantes, parfois difficiles à obtenir pour les victimes. Il y a donc de nombreuses situations où les victimes ne sont pas protégées et risquent de perdre leur autorisation de séjour alors même que les populations migrantes sont particulièrement vulnérables et que, par souci d’équité, elles auraient besoin de davantage d’aide et de protection.

L’absence de constats médicaux des lésions traumatiques, de rapports de police, de plaintes préalables, de témoignages de proches, de preuves d’intégration va à leur encontre. De même si la victime est retournée au domicile ou si l’auteur n’est pas condamné, ou porte plainte pour diffamation…  Alors même que les données indiquent que les femmes migrantes sont souvent orientées tardivement vers les structures spécialisées, elles ignorent les ressources disponibles ou ne peuvent pas consulter librement (ni même parfois un médecin de premier recours ou un-e gynécologue !). Elles sont souvent isolées socialement et économiquement, ne parlant pas la langue locale, avec un niveau d’éducation limité, faisant peu confiance d’emblée aux interprètes ou aux professionnel-le-s dont elles ne connaissent pas le rôle. Elles peuvent craindre les représailles du mari ou de la belle-famille ou même de leur propre famille, qu’on leur enlève les enfants, de se retrouver sans argent et d’être expulsée vers un endroit encore plus dangereux avec une réintégration compromise comme femme ou mère seule qui a dénoncé son mari, devant se sentir coupable et honteuse etc.

L’aptitude à obtenir, comprendre et à utiliser les informations peut être limitée (faible littéracie chez ces patient-e-s). Le degré de dépendance à l’agresseur est à évaluer, de même que le risque pris par les démarches entamées. Les fausses allégations de violences domestiques en cas de séparation pour éviter de se faire expulser sont rares, et au contraire les victimes qui consultent pour la première fois rapportent très souvent un long parcours de victimisations gardé secret.

Parmi les stratégies pour faire face aux violences, on peut trouver la fuite, la résistance ou alors le fait de « céder aux exigences de l’époux ou de la famille ». Toutefois cette « soumission » ne doit pas être considérée comme un consentement ou une acceptation des violences subies, mais comme une réelle tentative de protection de soi-même ou des enfants face à des violences que la victime évalue comme pouvant être encore plus graves.

Par ailleurs, elles doivent faire face aux préjugés de certains professionnel-le-s, qui ont des représentations culturalistes stéréotypées de ce qui est « normal » ou « acceptable » en termes de violences dans la culture d’origine des migrant-e-s. Par exemple : « dans leur culture c’est normal », « les violences ont somme toute diminué en Suisse », ou « elles n’avaient qu’à choisir un mari non violent », alors que les mariages sans amour, arrangés voire forcés sont loin d’être rares. Les données épidémiologiques rappellent le risque de discrimination et le moins bon état de santé des patientes migrantes.

L’évaluation des violences conjugales et de leurs impacts auprès d’une population migrante nécessite des compétences transculturelles et une réelle prise en compte de la dimension socio-culturelle. En effet, les perceptions des violences de la part des victimes peuvent être largement influencées par les représentations collectives véhiculées dans les cultures d’origine. Ainsi, pour mieux appréhender la réalité des violences subies en Suisse, l’intervenant-e doit pouvoir aller au-delà des questions de type « subissez-vous des violences physiques/sexuelles ? » et s’intéresser réellement aux processus violents. Par exemple plutôt que de se contenter d’une réponse négative à la question « subissez-vous des violences sexuelles par votre partenaire ? », demander plutôt « qu’est-ce qui arriverait si vous deviez refuser d’avoir des rapports sexuels avec votre mari ?». Cet abord plus narratif pourrait permettre aux victimes de décrire des situations qui s’inscriraient clairement dans un contexte de violences conjugales sans toutefois être identifié comme tel par la victime.

Une de nos patientes a ainsi nié – car non identifiées comme telles en absence de violences physiques associées – les violences sexuelles au sein de son couple. Toutefois, elle a décrit qu’elle ne pouvait pas refuser les avances de son mari car sinon elle aurait à gérer des comportements de représailles vis-à-vis d’elle et des enfants pendant plusieurs jours (p.ex. punir les enfants sans raison, empêcher l’accès à l’argent, reproches et culpabilisations constantes car elle n’a pas « fait son devoir d’épouse »).

Pour les professionnel-e-s tout comme pour les institutions, il s’agit d’être « migrant-friendly » mais aussi « trauma-friendly » vu la fréquence des conséquences post-traumatiques, et ceci afin de limiter une victimisation secondaire. La migration, décidée librement ou forcée, constitue un déracinement, une perte des enveloppes culturelles et affectives.

Pour la victime, la reconstruction d’une vie sans violence va prendre du temps, et réussir à s’intégrer peut prendre facilement plusieurs années selon les vulnérabilités, les conséquences de la migration, les violences subies et la séparation. Les procédures qui peuvent durer des années entravent ce processus, alors qu’il est exigé que la victime traumatisée s’intègre rapidement après la séparation et soit financièrement indépendante (délai auparavant d’un an après séparation invoqué dans la loi…), ce qui est une injonction paradoxale, voire violente et discriminante.

Conclusion

L’évaluation de la gravité d’une situation de violences conjugales est complexe et nécessite de bien approfondir les différents facteurs de risque du côté des victimes, des auteurs, de leur type de relation, des enjeux culturels et socio-économiques. Il faut garder en ligne de mire l’intérêt supérieur des enfants et faire preuve d’humanité et d’équité, notamment en ce qui concerne la prise en charge qui devrait être protectrice et constructive pour un meilleur devenir de cette population particulièrement vulnérable. Les professionnel-le-s de la santé ont un rôle important à jouer pour témoigner et défendre les intérêts des personnes victimes et de leurs enfants, tout en faisant attention à ne pas prendre de position expertale. Il reste des progrès à faire au niveau de la société pour limiter un vécu très souvent rapporté par les victimes, de violences administratives et institutionnelles très insécurisantes, de non-reconnaissance dans un délai raisonnable. De ces améliorations dépendra la fréquence des dénonciations des violences conjugales subies qui restent encore souvent cachées, parfois au péril de leur vie et de leur avenir.

 

Références :

  • Evaluation du degré de gravité de la violence domestique. Rapport de base du point de vue des sciences sociales. Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG), juin 2012.
  • La violence domestique dans le contexte de la migration. Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG), juin 2020. www.bfeg.admin.ch
  • Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), entrée en vigueur pour la Suisse le 1er avril 2018. https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2018/168/fr
  • OMS statistiques : https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/violence-against-women
  • Recommandation HAS (Haute Autorité de Santé, France), Repérage des femmes victimes de violences au sein du couple, juin 2019. https://www.has-sante.fr/jcms/p_3104867/fr/reperage-des-femmes-victimes-de-violences-au-sein-du-couple
  • Bodenmann P, Jackson Y, Vu F, Wolff H. Vulnérabilités, diversités et équité en santé, RMS Editions, 2022. Chapitre 2.13. Durieux S, Jackson Y. Personnes migrantes en situation de vulnérabilité : contextualisation des besoins en santé et spécificités de la prise en charge, p.401-413.
  • Hanson RK, Helmus L, Bourgon G. La validité des évaluations du risque de violence envers la partenaire intime : une méta-analyse. 2007-07. Sécurité publique Canada. https://www.securitepublique.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/ntmt-prtnr-vlnce/index-fr.aspx
  • Johnson, M. P. (2011). The differential effects of intimate terrorism and situational couple violence : Findings from the national violence against women survey, Journal of Family Issues, 26 (3), 322–349.
  • Khazaei, F. (2019). Les violences conjugales à la marge: le cas des femmes migrantes en Suisse. Cahiers du Genre, 66, 71-90. https://doi.org/10.3917/cdge.066.0071
  • Lorenz, S. & Fluehmann, C. (2013). Dépister et orienter les personnes d’origine étrangère usant de violence au sein du couple : un défi pour les professionnels du champ social. Alterstice3(2), 67–80. https://doi.org/10.7202/1077522ar

Partagez cet article

Publié par Sandrine Tinland

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *