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Qu’est-ce que la « connologie » a à nous apprendre ?

Auteur du résumé : Dr Emmanuel Escard

“Il n’existe que deux choses infinies : l’univers et la bêtise humaine… mais pour l’univers je n’ai pas de certitude absolue”. Albert Einstein.

La connerie humaine n’est pas un diagnostic psychiatrique… Pourtant, vu l’histoire de l’humanité et l’état actuel du monde, elle est très répandue et malheureusement très peu étudiée. Il nous apparaît important que les professionnel-le-s la connaissent, sans avoir la prétention d’être omnipotent-e-s face à elle…

Pour la première fois, de manière récente, des experts dans de nombreuses disciplines se sont intéressés à ce sujet, avec la sortie de 4 livres en français dans la très sérieuse édition Sciences Humaines, avec des messages principaux que nous essayons de résumer. Des dizaines de chercheurs (psychologues, historiens, anthropologues, sociologues, politologues, philosophes…) ont été invités à éclairer une nouvelle discipline, la “connologie”, qui a pour but de décrire et d’analyser la connerie humaine avec un esprit ouvert et critique, sans être trop con…

La connerie bouleverse, voire met en danger, nos vies et nos sociétés jour après jour et enfin les sciences humaines ne s’interdisent plus de l’étudier. Il s’agit d’un concept protéiforme, à géométrie variable, avec des risques d’anachronisme, tant la connerie est multiple, relativiste. La connerie nous nuit, nous gâche l’instant présent, ou toute notre existence.

La connerie est souvent définie comme l’inverse de la sagesse, et non de l’intelligence, le sage étant celui qui évite les ennuis à lui-même et aux autres. Il s’agit d’un acte stupide et invraisemblable, inepte et absurde. Ce qui caractérise la connerie n’est pas tant la faute d’appréciation (un être humain “se trompe énormément” et le cerveau est une “machine à nous raconter des histoires”, un “excellent improvisateur incroyablement malin”) que la “persistance satisfaite et agressive dans l’erreur” quitte à verser dans la radicalisation et la violence, le jugement “lapidaire, binaire et définitif” sans savoir ni se soucier de savoir.

Les fameux biais cognitifs sont notre lot à tous et se trouvent au cœur de nombreuses études sur la “stupidité de l’Homo autoproclamé sapiens”. Nous ne sommes que des êtres humains, certes fiers de notre intelligence mais incroyablement limités par ces biais. Des études montrent que moins nous sommes compétents dans un domaine, plus nous avons tendance à nous surestimer. Il faut donc une certaine dose de compétence pour se rendre compte de son incompétence. Le terme “ultracrépidarianisme” est utilisé de manière récente dans la langue française : il désigne la tendance à parler avec assurance et détermination sur un sujet que nous ne maîtrisons pourtant pas (cette personne est appelée “toutologue”). Ces biais peuvent jouer un rôle déterminant dans la construction et la persistance des stéréotypes, préjugés et discriminations. Mais ils n’expliquent pas tout…

La connerie à travers les siècles…

Dans les ouvrages cités, sont précisés en fonction des époques de nombreux exemples de choix et décisions qui auraient pu être faits autrement et qui ont amené à des situations d’oppression, d’inégalités, de guerres, de catastrophes, des retards colossaux dans le progrès scientifique, la condition des femmes et des enfants, le respect de la nature.

Les auteurs mettent en exergue en particulier le rôle de la propriété privée dès le Néolithique, du pouvoir pyramidal et du patriarcat, de la religion à travers les siècles qui a largement participé à la soumission et à la résignation aux chefs, et à la servitude des soumis, parfois « volontaire, complaisante et zélée ». La violence et la guerre semblent avoir progressé en même temps que la civilisation s’est étendue, développée, de même que la violence idéologique qui fait de l’autre un étranger, un ennemi.

Il est évoqué pêle-mêle la connerie des dirigeants, des peuples, de l’obscurantisme, de la supériorité de certaines civilisations, de la colonisation et de l’esclavage, des religions radicales, des jugements idéologiques (p.ex l’antisémitisme, l’homophobie), de la grande saga du sexisme considérant les femmes comme “ignorantes, manipulatrices, violentes, empoisonneuses, débauchées, nymphomanes, sans raison”… Même la science a eu tendance à vouloir confirmer les préjugés religieux, le sens commun ou la tradition au départ. Le XIXe siècle a été un  “eldorado de la connerie médicale”, y compris en psychiatrie. Les médecins avaient un savoir sur tout, avec des dérapages comme l’eugénisme, des traitements très violents. Comme toute la médecine, la psychiatrie n’a pu avancer qu’à force d’idées folles, d’errements, de grandes violences. Encore actuellement la science est impliquée dans des recherches complètement vides, et nous vivons un âge d’or des fraudes scientifiques et des “délires logiques” selon Boris Cyrulnik. Des sujets qui sont finalement très d’actualité…

La science, le journalisme, les encyclopédies, les processus de vérification des faits sont en fait des inventions très récentes dans l’histoire de l’évolution et de la culture humaine, et ont pu montrer la connerie et la prévenir, en tout cas en partie.

Le monde récent et actuel

L’aveuglement au XXe siècle est détaillé que ce soit par rapport à la 1ère ou 2ème guerre mondiale, aux nationalismes, au nazisme, au stalinisme, à la crédulité intellectuelle et militante, au radicalisme et au populisme, au terrorisme etc, tous ces nombreux cas de prétention collective au détriment des autres. “Quelle connerie la guerre” disait Jacques Prévert dans son poème Barbara. De même pour la course aux armements, l’arme nucléaire, et à l’inverse l’ultra-pacifisme ou la mollesse hypocrite.

Sont cités également les excès de la mondialisation et du capitalisme libéral, la longue histoire de nos déchets et de la pollution de la planète, la manipulation derrière la connerie, avec la communication persuasive, la publicité, en nous faisant croire qu’on reste libre de refuser, ou à ce qu’on appelle la soumission librement consentie. Les pires manipulateurs seraient les médias eux-mêmes…

Au XXIe siècle, il n’a jamais été aussi facile et si peu onéreux de fabriquer et diffuser des conneries avec les moyens modernes… Le transhumanisme est désigné comme « avenir de la connerie avec l’humain déshumanisé ». Qu’en est-il de la réécriture de l’histoire par « des crétins ou vantards », de l’amusement du public et de l’aveuglement par les médias, des personnes morales privées qui possèdent le monde actuellement pour créer toujours plus de richesses?

Aucune génération autre que la nôtre n’a été exposée à une telle immensité de bêtises. On le voit avec « la dérive référentielle des mots, l’inconsistance du signifié, les mots à œillères et slogans » souvent auto-référentiels avec une perte du sens commun. Il n’a jamais été aussi facile de se laisser duper, dans un monde de plus en plus narcissique, une société du spectacle et du jugement, du culte du faux. Parler avec son cœur, s’exprimer avec fougue et passion, devient plus important que les valeurs comme la rigueur, la prudence, la précision et l’exactitude. Celui qui parlera le plus fort avec le plus de conviction et de passion passera pour celui qui a plus de choses à dire et sera plus écouté. Il s’agit de la “puissance de la pensée mythique et du sensationnel”, avec le retour des “magiciens” et du populisme (le cas Trump est souvent cité comme exemple).

Et quand la connerie se partage, elle se multiplie ! Contagion sociale, cluster d’opinion, complotisme, la bêtise devient même une marchandise (émissions de téléréalité, fake news…). Les réseaux sociaux donnent la parole à des “légions d’idiots”, avec une agressivité désinhibée et une hausse de la bêtise ressentie et agie…

Comment peut-on aimer un auteur de conneries?

Notre société montre une croyance très forte en une idéologie de la famille, refuge où tout le monde doit s’aimer inconditionnellement. S’y ajoutent l’attachement, l’amour, le sens du devoir. Comment expliquer que tant de personnes tombent amoureuses d’un auteur de conneries alors que la plupart des partenaires se sont choisis librement… ?

Cela serait souvent par ignorance, les auteurs peuvent facilement cacher leurs défauts dans la période de séduction. Mais cette parade serait inopérante sans le déni manifesté par la personne séduite. L’amour n’est peut-être pas aveugle mais il est sacrément “myope” comme le montre les neurosciences (la détection du danger s’éteint et les signaux d’alerte se calment). De plus, en raison des stéréotypes sexistes, la figure du machiste resterait encore séduisante aux yeux de certaines femmes car associées à une forme de virilité.

L’amour est un sentiment involontaire, on ne peut pas s’obliger à aimer ni à ne plus aimer, même quand l’autre commet des conneries. Au-delà des cas pathologiques d’emprise psychologique, il existe une spirale d’engagement : quand on a beaucoup investi dans une relation, c’est très dur d’y renoncer et on arrive toujours à espérer que l’autre change. De même rompre des relations avec des parents ou une fratrie toxiques est difficile. De plus, les sentiments sont ambivalents, mêlant les plus profondes rancœurs aux joies les plus intenses. A tort, l’idéologie familiale ne fait aucun distinguo entre amour et lien. Les victimes auraient cependant une capacité d’agir pour neutraliser ces comportements, à condition de ne pas les renforcer et de ne pas montrer à l’auteur qu’il a un pouvoir de nuisance.

Un livre spécifique est un trait de sortir sur « la connerie en amour » que nous ne manquerons pas d’explorer, avec certainement des parties intéressantes pour la clinique des violences conjugales, de la constitution des couples, des raisons des séparations et des non-séparations etc.

Quels remèdes à la connerie ?

Finalement la connerie (comme la violence) a toujours été “un moteur de l’Histoire”, avec des erreurs de jugement, des idéologies, des choix désastreux, des passions aveuglantes, des idées fausses, la démesure avec la compétition entre mâles, le goût du luxe et du sexe, les auto-illusions.

Les auteurs proposent la philosophie comme meilleur remède contre la connerie, et le fait de garder un esprit critique et constructif. C’est s’opposer à notre mégalomanie spontanée, avoir une dose d’humilité, de doute, de patience ou encore de générosité.

Lacan avertissait que la psychanalyse était un remède contre l’ignorance mais qu’elle était sans effet sur la connerie… La prise de conscience ne suffit souvent pas à changer quoi que ce soit. On note parfois les vertus de l’excuse quand nous regrettons nos actes, et d’aller au-delà de la honte.

Les victimes doivent faire attention à ne pas utiliser également la connerie, la légitime défense étant un piège.

En somme, l’auteur de conneries souffrirait d’une maladie (surtout relationnelle et sociale) sans remède et nous condamnerait sans appel. Il deviendrait aussi de plus en plus difficile de nier la vanité de tous les narcissismes de chacun, de même que l’inanité des apparences et des jugements à l’emporte-pièce.

Dans le monde du travail, pour lutter contre la connerie dans les entreprises, il est préconisé de constituer une équipe qui se respecte, avec une structure horizontale, permettant la procédure contradictoire, stimulant l’examen critique et évitant le conformisme, bref une sorte de démocratie avec un respect des autres, une interdisciplinarité. Il faudrait par exemple se méfier de l’unanimité et craindre les faux consensus avec la métarègle de la méfiance à leur égard.

Le doute serait l’antidote à la bêtise jusqu’à un certain degré. Il faudrait aussi apprendre à échouer et savoir en tirer profit : selon Tobie Nathan « la connerie est le bruit de fond de la sagesse… ».

Pour nous cliniciens, tous ces conseils peuvent être bons à rappeler, en n’omettant pas que la médecine ou la psychiatrie ne peut pas soigner tous les comportements incompréhensibles et inhumains, loin de là…

 

Références :

Sous la direction de Marmion JF : Histoire universelle de la connerie, ESH, 2019. Psychologie de la connerie, ESH, 2020. Psychologie de la connerie en politique, ESH, 2020. Psychologie de la connerie en amour, ESH, 2023.

La connerie décryptée. Revue Sciences Humaines 2020/12, 331.

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Publié par Sandrine Tinland

Un commentaire

  1. Merci pour la qualité de votre résumé (qu’avec humour on pourrait appeler “un ramassis de conneries” 😀).
    Votre excellent texte donne le vertige et me permet de rester optimiste sur une prise de conscience prochaine des faiblesses de notre humanité.
    Cordialement.

    Répondre

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