Le contrôle coercitif : une approche renouvelée de la violence intra-familiale
Autrice : Estelle Heussi, sociologue (relecture par Dr Emmanuel Escard)
La compréhension des violences intra-familiales ne cesse d’évoluer, ainsi que ses prises en charge par la société. Dernièrement, le concept de « contrôle coercitif » a gagné en popularité dans le champ des violences domestiques. Conceptualisé par les sociologues et travailleuses sociales féministes Diana Russel, Rebecca Dobash et Ginny NiCarthy dans les années 1970 (dans le contexte des mouvements féministes), il s’est fait connaitre par le sociologue Evan Stark dans son livre Coercitive Control : How Men Entrap Women in Personal Life publié en 2007. Considéré aujourd’hui comme un concept central, nous présenterons brièvement les cinq apports majeurs de ce concept pour la compréhension des violences conjugales. Nous tenons également à souligner que les études sur ce concept se concentrent principalement, à ce jour, sur les femmes cisgenres hétérosexuelles, et que leurs expériences des violences conjugales ne peuvent pas être considérées comme universelles.
Tout d’abord, ce concept a été développé dans le but de changer la représentation commune des violences conjugales : plutôt que de considérer la violence entre partenaires intimes comme l’actualisation d’actes violents intermittents, le contrôle coercitif permet de considérer la relation dans sa globalité et de comprendre comment la cumulation d’actes violents et non violents font partie d’une série de stratégies de domination et de contrôle d’un-e partenaire sur l’autre (Coutanceau & Salmona, 2021). Il y a donc deux mécanismes principaux à l’œuvre selon Stark : la coercition et le contrôle. Le premier « englobe toute stratégie employée par l’agresseur afin d’obtenir ce qu’il souhaite dans l’immédiat ; l’utilisation de la force ou la menace d’utiliser la force sont des stratégies particulièrement efficaces à cet effet » (Côté & Lapierre, 2021). Pour ce qui est du contrôle, ce dernier « se matérialise par une série de stratégies qui se manifestent à différents moments dans la relation et qui incluent, entre autres, la privation de droits et de ressources et l’imposition de micro-régulations » (ibid.). Les micro-régulations sont particulièrement symptomatiques de la présence de contrôle coercitif : il s’agit de toutes les règles prescrites par l’agresseur que la victime est contrainte de suivre, qu’elles soient explicites ou non. Ces règles peuvent changer à tout moment et sont souvent « complexes et contradictoires » (ibid.). L’agresseur-e va donc employer une série de stratégies, violentes, non-violentes et invisibles afin d’intimider, soumettre et asservir sa victime. L’agresseur-e finit alors par réguler l’entièreté de la vie de sa victime, et c’est en ce sens que l’autrice Andreea Gruev-Vintila propose de penser le contrôle coercitif comme un préjudice avant tout politique car il prive la victime de droits et de ressources nécessaires pour jouir pleinement de sa citoyenneté et de sa liberté (Gruev-Vintila, 2023).
- Une compréhension renouvelée
Un des apports majeurs de ce concept est de permettre de comprendre comment l’ensemble des violences communément admises entre partenaires intimes, comme la violence physique, sexuelle, psychologique, économique, administrative, émotionnelle ou encore verbale peuvent être articulées entre elles par l’agresseur-e en fonction des contextes et des individus pour exercer une domination unilatérale sur sa victime. À travers cette grille de lecture, il est possible d’analyser les intentions cachées derrières des comportements, des attitudes, des paroles ou même des regards en apparence anodins comme de véritables stratégies cumulées d’intimidation pour terroriser la victime. Ainsi, la focale est déplacée sur les comportements et stratégies mises en place par l’auteur-e des violences pour contraindre sa victime. Les auteur-es ne sont plus considérés comme « perdant le contrôle », mais comme faisant des choix de tactiques dans le but de contrôler leur victime.
- La prise en compte des inégalités de genre
Le contrôle coercitif a été pensé et conceptualisé à l’intérieur de la société patriarcale, soit un contexte d’inégalités entre les hommes et les femmes. La violence conjugale est d’ailleurs la forme la plus courante de violence envers les femmes. En 2023, en Suisse, 70,1% des personnes victimes de violence conjugale enregistrées par la police étaient des femmes[1]. Cela ne veut pas dire que tous les hommes sont des agresseurs, mais « que la société est construite sur un modèle structurel de domination masculine » (Gruev-Vintila, 2023), ce qui rend les femmes plus vulnérables à toutes formes de violences – et ce malgré les avancées féministes – et les hommes plus enclins à exercer de la violence, notamment sur leurs partenaires intimes. D’ailleurs, les stratégies de violence exercées par les hommes sur les femmes dans les couples hétérosexuels changent en fonction de l’évolution des normes sociales. Alors que la violence physique conjugale était plus monnaie courante il y a encore quelques années, les agresseurs (en grande majorité des hommes) usent aujourd’hui de stratégies plus diverses et parfois invisibles pour maintenir la domination, tout en s’assurant une impunité sociale (Côté & Lapierre, 2021). Ainsi, alors que la violence conjugale tendait à être dégenrée ces dernières années pour visibiliser et inclure les hommes victimes de violences conjugales, il est toujours nécessaire de prendre en considération le patriarcat et la misogynie comme terreau permettant la violence à l’encontre notamment des femmes dans les relations intimes, ce qui en fait un problème systémique et non pas qu’individuel.
- Le contexte post-séparation
Dans une relation avec un contrôlant coercitif, les violences ne s’arrêtent pas au moment de la séparation. Au contraire, le moment de la rupture est particulièrement dangereux pour les femmes et les enfants dans un contexte de contrôle coercitif, où la violence peut s’accroitre, jusqu’aux risques réels de suicides, féminicides et d’infanticides (Côté & Lapierre, 2021). De plus, une série de tactiques sont mises en place par les auteur-e-s pour continuer à exercer du contrôle et de la domination : « utilisation des enfants ; menaces ; harcèlement; intimidation ; violence physique, psychologique et économique ; stratégies visant à leur faire du mal ; perturbation de la relation avec les enfants ; utilisation des systèmes, etc. » (Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale (RMFVVC), 2022). Cela est particulièrement visible dans les couples avec des enfants, dans des situations où les pères tendent à instrumentaliser le système judiciaire pour maintenir le contrôle. Cela peut se manifester par le refus de payer la pension alimentaire, écraser son ancienne partenaire de procédures judiciaires ou encore la menacer de lui faire perdre son droit parental. Encore une fois, utiliser le contrôle coercitif comme cadre d’analyse dans ces situations aide à identifier plus clairement la persistance des violences après la séparation, qui peuvent se prolonger sur plusieurs années et creuser la fragilisation des victimes sur les plans psychologique, physique, économique et administratif. Cela permet également de sortir d’une vision culpabilisante des femmes victimes de contrôle coercitif, notamment lorsqu’elles retournent auprès du partenaire violent. Elles ne sont pas simplement « sous emprise » et ambivalentes : les agresseurs déploient une panoplie de stratégies post-séparation pour soit contraindre la partenaire à revenir, soit pour lui faire du mal.
- Les enfants comme co-victimes
Plus seulement considérés comme de simples témoins, les recherches actuelles sur la santé des enfants les désignent comme des co-victimes à part entière des violences conjugales, peu importe les formes qu’elles prennent (Coutanceau & Salmona, 2021). En effet, les enfants sont aussi soumis aux micro-régulations du quotidien ainsi qu’à l’ensemble des stratégies de contrôle, de coercition et d’isolement mises en place par l’auteur-e. De manière générale, « le violent conjugal fait de la maison un lieu de peur » (Durand, 2022) dans lequel un enfant ne peut se développer convenablement. Dans ce cadre-là, le contrôlant coercitif est responsable de ce qu’il fait vivre à sa famille : lorsqu’il exerce du contrôle coercitif, il fait également un choix parental conscient. L’auteur des violences fait un choix parental lorsqu’il : décide d’utiliser les enfants pour se venger ou s’en prendre à l’autre parent, refuse des soins psychologiques spécifiques pour les enfants dans un contexte post-séparation, insulte et dénigre délibérément l’autre parent devant les enfants, violente physiquement l’autre partenaire devant les enfants, impose des règles strictes et contraignantes à l’ensemble de la famille, isole les victimes de leurs proches, etc. Il est donc primordial d’arrêter de séparer le parent de l’agresseur et de considérer que « un mari violent n’est pas un bon père » (Gruev-Vintila, 2023).
- De nouvelles perspectives juridiques
La violence conjugale est encore définie juridiquement comme un ou des événement(s) ponctuel(s) plutôt que comme un ensemble de comportements violents ET non violents répétés dans le temps. En Suisse, comme dans de nombreux pays, l’imposition de micro-régulations par le contrôlant coercitif ne peut être reconnu comme une infraction pénale aux yeux de la loi. C’est pourquoi, « l’intérêt du contrôle coercitif comme meilleure définition de la violence intrafamiliale est limpide et consensuel. Son incrimination est nécessaire car l’ensemble des comportements constitutifs ne peut être puni par les infractions pénales existantes » (Gruev-Vintila, 2024). C’est pour répondre à cela que le contrôle coercitif a été consacré en droit pénal, civil et protection de l’enfance en Écosse, Angleterre, Irlande, Danemark, Canada et Australie (Gruev-Vintila, 2024). Cependant, des recherches ont permis de montrer que l’intégration du contrôle coercitif dans la loi en Écosse (pays considéré comme la référence en ce domaine) n’a finalement pas tellement changé l’expérience des victimes de contrôle coercitif et que « les difficultés qu’elles rencontraient dans le processus pénal n’ont pas été levées (…). Les délais de procédures sont trop longs, elles ne sont pas suffisamment aidées pour comprendre les procédures et les mesures de protection sont insuffisantes » (Prigent & Sueur, 2024). Les auteur-ices déplorent principalement le manque de formation des juges dans les tribunaux de la famille. On pourrait rajouter aussi le manque (et les limites) des éléments de preuve, y compris suite à des rapports faits par des “spécialistes”. Ainsi, bien que l’intégration du contrôle coercitif dans la loi soit une perspective intéressante, il est nécessaire qu’elle s’accompagne d’une formation et d’une sensibilisation des différent-e-s professionnel-le-s pour que les victimes de contrôle coercitif puissent réellement être protégées.
[1] Chiffres tirés de l’Office Fédérale de la Statistique : https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/police/violence-domestique.html
Bibliographie : cf article en version intégrale dans Publications-communications 2024.