Complotmoralerationalisme

Eloge du raisonnable dans les comportements humains

Résumé : E. Escard.

Le Pr Raymond Massé, ancien chef du département d’anthropologie de l’Université Laval de Québec, a publié un livre évoquant le sujet du raisonnable, comme une position éthique et humaniste à adopter entre les dangers du rationalisme aveugle et de l’irrationnel. Ce livre constitue une très bonne synthèse des réflexions d’une vie d’un anthropologue francophone spécialisé en anthropologie de la santé, éthique et santé publique. La richesse des messages délivrés est en lien avec les enjeux cliniques et thérapeutiques pour les professionnel.le.s qui s’occupent de personnes auteurs et victimes de violences interpersonnelles, institutionnelles ou collectives. Cette thématique est d’une actualité brûlante alors que la raison au XXIe siècle n’a pas su endiguer les méfaits des dogmatismes, de la déraison et de l’abdication face aux injonctions du religieux et du politique.

Sauf cas très pathologiques avec une abolition du discernement, la violence répond toujours à une certaine logique du côté des auteurs et parfois même des victimes. On a pu le voir pour le nazisme ou le stalinisme, mais aussi dans la justification des guerres passées et actuelles. Au niveau individuel, on est surpris par le discours en apparence rationnel des auteurs pour justifier leurs actes et des victimes pour s’adapter et tolérer la situation délétère.

Dans une perspective historique et anthropologique, le XVIIIe siècle ou siècle des Lumières a beaucoup apporté dans le progrès fondé sur la science pour l’amélioration de la quantité et qualité de vie des hommes. Cependant, les espoirs nourris par les Lumières auraient été trompés au XXe siècle en dépit du cumul des connaissances scientifiques et de la reconnaissance des droits de l’homme. Actuellement, selon l’auteur, on retrouve plus que jamais un recul de la démocratie, une disqualification des savoirs savants et des expertises, une montée des populismes alimentés par les réseaux sociaux, une dégradation de l’environnement et du respect des droits à la vie privée, un danger de manipulation de l’opinion publique, une dysfonction des administrations publiques. L’humanité semble échouer à limiter autant que possible la déraison dans la gestion du monde…

Il faut, selon lui, pouvoir garder un minimum d’optimisme réaliste pour que la raison puisse trouver un sens dans le raisonnable par-delà les versions idéologiques et dogmatiques du rationalisme et du scientisme. Être raisonnable selon l’auteur du livre, c’est adopter une certaine dose d’humilité, d’impartialité et de prudence dans ses jugements. Il faut donc faire  attention à l’application aveugle de normes et de principes libres de toute considération éthique, choisir et agir de façon réfléchie en sagesse avec une ouverture d’esprit et une liberté face au dogmatisme, tout en considérant sérieusement les opinions de ceux qui ne pensent pas comme nous.

Seule la raison permettrait d’analyser les méfaits qu’elle a elle-même engendrés pour l’humanité, alors qu’elle y trouve des corrections sans espoir dans des « mirages » proposés par la métaphysique et la religion. Il s’agit de refonder la raison afin qu’elle ne puisse plus servir d’alibi à toute sorte de domination. La raison oscille entre les algorithmes déshumanisés et les compétences limitées par les biais cognitifs de tout humain amplement manipulés par les réseaux sociaux.

Face à cela, le discours anti-progrès qui s’est beaucoup développé avec et après la pandémie de Covid, risque de dériver vers une sorte de complotisme visant à asservir une population manipulée. La déraison va s’exprimer autant dans les dénonciations radicales du progrès que dans le romantisme du scientisme naïf qui fait miroiter un « salut terrestre » de l’humanité par la raison et la science, en utilisant les dangers du catastrophisme et des dystopies.

L’auteur nous rappelle que les infox, avatars modernes des rumeurs populaires, font miroiter le mirage d’une reconquête de l’autonomie et du pouvoir perdu. Les notions même de vrai ou faux ont été délégitimées, la vérité n’a pas la côte auprès de la population peu formée à la science. Croire ou non à la science est devenue une question politique ou religieuse. La pensée est pervertie sous forme de polarisation idéologique autour de caricatures et de dogmes. Évoluant en dehors des règles professionnelles de la retenue et de la validation des faits, les médias sociaux deviennent des chambres d’écho qui amplifient les croyances et opinions infondées.

Il s’agit selon l’auteur d’un nouveau communautarisme avec des personnes « embourbées » dans des réseaux sociaux qui excluent les personnes « divergentes », avec le renforcement des personnes qui pensent comme eux, un sentiment de puissance et de contrôle par certains meneurs. Le combat livré est celui de l’irrationnel contre le rationnel et même le réel, les faits n’ayant qu’un poids relatif contre les interprétations sincères que chacun en fait. Le réel est relégué au rang d’informations toxiques. Une minorité totalement décomplexée assume cette « guerre à la rationalité ».

Il souligne donc l’importance d’un système d’éducation offrant aux citoyens les outils pour contrer ces entreprises de désinformation, cette menace à la démocratie. Promouvoir la connaissance passe par la réduction de l’ignorance, par lutter contre la crédulité. Le défi est celui du développement et de la promotion d’une pensée critique, et de connaître nos biais cognitifs et préjugés. Il s’agit aussi de lutter contre les « logiques algorithmiques » à but commercial et le « calibrage social », ne tenant pas compte de la sensibilité, de l’affectivité, de la morale et de l’histoire des personnes (p.ex dans l’utilisation non critique de l’IA). Plus que l’intelligence artificielle ou augmentée, c’est donc l’intelligence raisonnable qu’il faut prôner…

On arrive à une éthique de la « discussion raisonnable », visant le meilleur accord possible entre les participants de bonne volonté, sans force physique ou marchandage favorisant les plus forts. Ce n’est pas la non-intelligence qui permettra un monde meilleur mais seulement la promotion de plus « d’intelligence sage » comme le disait le philosophe de la science Bertrand Russell.

Ce combat n’est pas une lutte d’arrière-garde et incite à une éducation précoce et continue de la population à la pensée critique constructive.

 

Référence : Massé R. Eloge du raisonnable : pour un réenchantement raisonné du monde. A propos,  Presses de l’Université Laval, 2023.

 

 

 

 

 

 

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Posted by Sandrine Tinland

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